Cécile part.1

On respire dans les couloirs de l’hôpital une odeur entêtante de fièvre et de désinfectant. De maigres silhouettes déambulent en robe de chambre et en chaussons, une main contre le mur ou cramponnée à un déambulateur ; certaines se figent au passage de Cécile ; elle cherche la chambre 810. La perspective du corridor, interminable, fait qu'elle s'enfonce entre des murs qui se resserrent. Les lieux produisent sur elle une altération de son rythme cardiaque et sur ses jambes des signes de défaillance. Pour autant la cadence de ses pas est constante. Elle n'attire pas l'attention, personne ne la voit, les regards alentour sont dans le vague. Malgré elle Cécile perçoit le détail d’un visage capté au hasard, et devine sous la peau translucide les fortes doses de neuroleptiques et de calmants convoyées par les réseaux veineux. L'hôpital psychiatrique, sanctuaire pour des malades énigmatiques, lui demande une capacité de contrôle inhabituelle sur sa respiration, mais également sur ses sens, perturbés au point de cristalliser son attention sur une seule idée : la maladie inévitable, visant tout à coup le visiteur. Le rythme de son cœur s’est calé au clic-clac de ses talons aiguilles sur le sol javellisé, lesquels côtoient les pas feutrés des internés et décuplent sa solitude. Sa course résonne d’un bout à l’autre du couloir. A l’approche de la 810 Cécile pense à la meilleure façon de saluer son frère quand elle sera dans la chambre et appréhende : aucune idée ne lui vient, aucune qui ne témoigne de sa capacité à s’abstraire d’elle-même pour prendre simplement de ses nouvelles. Le naturel du personnel soignant affairé à ses tâches quotidiennes lui paraît hors de portée. Ses obsessions, la maladie et la mort, anéantissent sa volonté fébrile de témoigner un peu de chaleur, lui interdisent même de renoncer au seul désir sincère qu’elle éprouve en ce moment : Fuir. Déjà la chambre 808, dans quelques secondes il faudra frapper et toujours pas de texte. "Il n’est pas trop tard pour reculer", pense-t-elle. Derrière la porte Michel ne sait pas qu'elle est en chemin, il ne l'attend pas. Son frère est étranger à sa peur bleue, à tous les films qu’elle s’est fait avant d'affronter, une fois encore, ce visage taillé par la folie depuis des décennies. "Courage", ce n’est pas le mot qui lui vient au moment où, par une mystérieuse synchronisation de ses facultés, elle frappe et entre-ouvre la porte. Il est alité, la nuit a été longue, il vient d’être admis au centre psychiatrique de Melun après une longue errance qui s'est achevée sur un banc du service des urgences. Son visage est tuméfié, Michel est attaché à son lit, presque inconscient. On a calé des oreillers sous sa tête pour le faire manger. Lors de son admission il s’est débattu violemment et, malgré son grand âge, a distribué quelques pains aux infirmiers, lesquels n'ont pas eu le temps de l’empêcher de se jeter à terre. Sans dextérité, Michel s’est réceptionné sur le visage. Il n'avale rien depuis deux jours. Habituée à sa maigreur Cécile ne s'en inquiète pas. Elle se désole surtout de voir sa tête inclinée contre sa poitrine, le nez à quelques centimètres d'une assiette de purée qu'il n'a pas touchée. S'est-il aperçu de sa présence ? Au même moment le psychiatre entre et la salue. Il lui confie qu'il ne donne plus à Michel que quelques jours à vivre. "Les schizophrènes passent rarement soixante-dix ans, en général ils se suicident avant. C'est un rescapé ! ", lance-t-il en désignant l'objet de son travail. Cécile ne sait pas quoi faire de cette information : doit-elle considérer que tous les inconvénients d'une vie seront bientôt réglés ? La dégradation longue et inéluctable de l'état physique, la gestion de la paperasse (qui lui échoit, à présent que Michel est veuf), les démarches à effectuer pour son transfert dans un établissement plus proche de chez elle, l'actualisation de ses dossiers auprès des organismes sociaux et administratifs, l'internement définitif, les visites régulières... tout cela va être bientôt simplifié par le décès. Enfin, et surtout, ce qu'elle redoutait plus encore : Annoncer à son frère, dont l'équilibre dépend d'une vie réglée comme une horloge, la mort de sa femme.
(à suivre...)


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