Cécile part.3

Les voilages aux fenêtres de la cuisine sont immobiles. Les bords de la cuisinière nettoyée avec soin renvoient une vive lumière d'été, blanche et sans nuances. Elle rampe sur le sol aux tomettes bleues, sur l’évier et sur le voilage fait-main qui dissimule les produits ménagers. Michel se revoit debout, maigre et timide, anéanti par le discours poissard de son père qui dégrafe une fois encore, sa boucle de ceinture. Il se souvient que ses chaussures étaient des enclumes et qu'il était incapable de bouger. Il aurait pu se sauver, mais il se laissait insulter et battre. Etait-il déjà fou ? Qui se laisserait traiter ainsi ? Son père frappe avec la boucle ; Michel reçoit le coup dans les cuisses, osseuses et nues, puis dans les reins, et encore sur le dos ; il ne bouge pas. Replié sur lui-même il imagine se protéger. Quand les coups cessent, il attend encore qu’on lui dise : « Dégage ! ». Il monte l’escalier en nage, haletant, et dans sa chambre, l’esprit confus il cherche à comprendre ce qu’il vient de se passer ; comment aurait-il pu éviter cela ? Sur son lit, dans cette chambre baignée par la même lumière, Michel a bientôt soixante-treize ans, et se pose encore la question ; sa sœur doit passer tout à l'heure, il en profitera pour lui demander ce qu'elle en pense, et si malgré tout, leur père les aimait...
Cécile a trouvé une place dans un EPHAD à deux pas de chez elle. Elle a eu de la chance, il n'y avait plus qu'une place vacante. Cécile doit s'occuper de toutes les démarches administratives pour concrétiser ce transfert. Il faut s'assurer que l'EPHAD accepte Michel en raison de sa maladie et de son traitement lourd. Si c'est le cas, elle va pouvoir aller voir Michel plus facilement, se déplacer à pied ou en vélo, s'occuper de le ravitailler en vêtements et confiseries, lui faire des gâteaux, venir le chercher pour déjeuner ou pour goûter... Dans le temps, Michel pouvait boire un verre de vin le soir, mais à présent c’est exclu ; il tient à peine debout, dans son corps fragile, l'équilibre de son esprit l'est tout autant. Pour effectuer le moindre déplacement il faut aller le chercher et le tenir du point A au point B ; il penche d'un côté, ses jambes ne répondent plus du tac au tac. L'information met du temps à circuler : sa jambe se lève une bonne minute après que son cerveau l'ait commandé... Entre le moment où sa belle-famille l’a déposé aux urgence de Melun et celui où il été hospitalisé à quarante kilomètres de chez Cécile il s’est écoulé deux semaines durant lesquelles il n’a pas reçu sa dose quotidienne de Tercian© ; raison de son pétage de plombs qui a occasionné une chute grave et la suite des évènements... A son arrivée à l’EPHAD, Michel pense qu’il est là pour une cure de repos, il est sous calmants mais les antipsychotiques, eux, n'agiront que dans quelques semaines. Il ne sait toujours pas que sa femme est morte. Les jours s’écoulent et il voit qu’on prend des habitudes à son égards. Il fini par comprendre que la question d’un retour prochain à Melun n'est pas à l’ordre du jour. A une aide-soignante venue lui apporter sa ration de pilules, Michel réitère son intention de fout’le camps vite fait ! Il hurle dans un monde de sourd. Le lendemain, le soleil est à peine levé quand Michel, échappant, à la surveillance de tous, s’enfuit. Il tient à peine sur ses jambes et, penché du même côté, il parvint à rejoindre la route : sa destination. Il peut enfin s'y coucher. Il espère le passage d’un camion mais le poids lourd ne vient pas, à sa place le personnel de l’HEPAD en rang serré approche. On le ramasse, encore une fois, non sans difficultés ; on le ramène dans sa chambre, toujours ensoleillée. Cécile a attendu qu'on lui confirme l'efficacité des traitements antipsychotiques pour annoncer à Michel la mort de sa femme et le déménagement de son appartement. A présent, il vivra ici, près de chez elle et elle viendra le voir deux ou trois fois par semaines. Michel est d'accord et la remercie de ne pas l'avoir laissé tomber. Veut-il une photo de sa femme sur sa table de nuit ? Non, ça ira. A-t-il besoin de quelque chose ? Oui, de gâteaux bretons de cette marque-là. Où sont ses cahiers avec ses relevés de comptes reportés à la mains, les débits écrits en rouge et les crédits en bleu ? Ils sont là, dans le deuxième tiroir de la commode. Tout va bien.
Michel se replonge dans ses albums photos organisés par thèmes : les vacances d'été avec son ami Bernard, l'année de ses dix sept ans au Gué-de-Longroi, et ses vingt ans en Algérie, où il pose fièrement, habillé en soldat, lunettes de soleil et arme à la ceinture. Il veut en faire agrandir une épreuve et l'épingler au mur devant son lit ; il demande à Cécile si elle peut s'en occuper, laquelle demande à ses enfants s'ils veulent bien s'en charger. Son fils prend une photo numérique du minuscule cliché argentique en noir et blanc aux bords dentelés avec son iphone, et en tire une impression de bonne qualité à son bureau. Cécile rapporte à Michel cet agrandissement correct et qui n'a rien coûté. Du coup Michel en demande un autre, le même processus se répète une bonne dizaine de fois. Cécile est gênée de déranger son fils si souvent mais Michel promet que, cette fois, c'est la dernière photo. Il a même offert à son neveu une cafetière Nespresso en remerciement, ignorant que ce dernier avait décidé de proscrire tous les emballages à usage unique. Le fils de Cécile a écrit un mot pour remercier Michel puis a rangé la machine dans un placard, pensant l'utiliser exceptionnellement ; peut-être pourra-t-on faire des guirlandes avec les capsules de couleur en aluminium... Aujourd'hui Michel est entouré d'une cinquantaine de photographies de lui, jeune, fort ; il les contemple, accrochées aux murs de sa chambre. Se raconte-t-il une histoire ? Ce n'est pas sûr. Y a-t-il seulement une histoire à se raconter ?










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