Dans la lune

Avec mon père, on souffle sur des barbes de boucs dans le jardin de l’hôpital. Le matin même, Cécile m’a confié les derniers éléctroencéphalogrammes avec la consigne d’en prendre soin. Au début du printemps, le vaste parc aménagé près du parking est clairsemé de pâquerettes ; la verdure, dit-on, atténue l’anxiété. J'ai huit ans, le malaise que m’inspire le hall d’entrée et ses malades, sentinelles enfumées malgré un lourd matériel d’assistance respiratoire, ne faiblit pas avec les mois. Je viens ici depuis trois ans pour me prêter à des séances bi-annuelles d'enregistrements de mon activité cérébrale. Le rituel se répète : Nous passons à la librairie de l'hôpital acheter des bandes dessinées et des bonbons ; ces bandes dessinées qu'on vend au rez-de-chaussée ne sont pas honnêtes : emballées sous un film plastique elles laissent voir une couverture en couleur, et une fois le sachet arraché, je m'aperçois que leur contenu est en noir et blanc. Les premiers temps, mon père m'en achetait à chaque fois que nous passions la porte coulissante, à présent, pour ne plus vivre cette peine inexplicable, je préfère feuilleter les magazines abandonnés sur la table basse de la salle d'attente. Le service de neurologie, là où commence une interminable attente, ressemble à un hall d'hôtel. Une baie vitrée donnant sur le parc fait office d'arrière-plan, on a installé des banquettes en cuir en face de la réception, mais rien ne parvient à faire oublier l'odeur de l'hôpital qui imprègne même la bouche. Au bout d'une heure et demie, parfois deux, une femme en blouse vient nous chercher. Je connais le chemin et le numéro de la salle. Dans le cabinet ensoleillé, on propose un siège à mon père et on m'emmène dans une cabine fermée seulement par un rideau. La femme en blouse place un casque à électrodes sur ma tête, une sorte de harnais en tissus, et commence la longue mise en place des branchements. Je n'aime pas ce moment, le contact de la crème qu'on doit appliquer sur le crâne est désagréable, elle rend les cheveux poisseux ; je sais que, dans une demi- heure, quand l'infirmière dégrafera le casque, bien que tout soit fini je me sentirai sale ; mais surtout, j'entends dans ma tête, de façon amplifiée, le "clic" de chaque électrode qu'elle fixe et ce bruit est comparable aux petits décrochements de la mâchoire qui surviennent parfois quand on mange un chewing-gum : il frappe le tympan de l'intérieur. De l'autre côté du rideau, une seconde femme en blouse effectue les réglages de la machine. Je ne sais pas qui est qui : l'infirmière ou la neurologue, ce ne sont pas les mêmes femmes à chaque séance, on ne se présente pas à moi. Je n'écoute pas vraiment non plus, je me contente de saisir les consignes : "Va t'installer sur le fauteuil. Détends-toi. Quand je te dirais "ouvre" tu ouvriras les yeux ; quand je te dirais "ferme", tu fermeras les yeux." Je fixe le regard de la femme, cherchant à me renseigner sur mon état : Ai-je quelque chose de grave ? La maladie a-t-elle évolué depuis la dernière fois ? Je ne sais rien. L'attitude décontractée de mon père me rassure. Les femmes ont une voix blanche et leurs intonations sont régulières. L'une d'elle descend légèrement le dossier du fauteuil et cale ma tête : "Ne bouge plus. Fixe la lumière. Respire profondément. Bloque. Souffle. Respire profondément. Bloque. Souffle." Je regarde mon père qui regarde dans le vague, jette parfois un œil dans ma direction, mon cœur bat ; l'accélération du rythme cardiaque provoque des angoisses, je ne m'y habitue pas. La lumière vive clignote à présent de façon irrégulière : "Ferme. Ouvre. Ferme. Ouvre..." Quand le spot s'emballe, que la stimulation lumineuse devient de plus en plus rapide, je sais que la séance se termine. Le médecin qui nous envoie faire cet examen tous les six mois a donné des recommandation strictes : Pas d'expositions prolongées au soleil et se couvrir la tête systématiquement, pas de stimulations lumineuses intermittentes et prolongées, comme les jeux vidéos, les boîtes de nuit... L'examen est en contradiction avec les consignes, il y a sans doute une explication... La crise d'épilepsie ne se déclenche pas durant les phases de concentration, c'est pourquoi je peux faire du vélo ou du patin à roulettes sans danger. Nous sommes sur le point de repartir avec mon père. Avant de le saluer, on lui remet une nouvelle enveloppe bleue avec les tracés de mon activité cérébrale. Il semble que tout soit normal, c'est pourquoi je ne comprends pas qu'on ait pris un nouveau rendez-vous dans six mois. Dans une semaine nous retournons chez le neuro-pédiatre pour qu'il examine les résultats de plus près et renouvelle mon ordonnance. Depakine© et Zarontin©, ce pourrait être le nom de deux poissons rouges. On ne m’explique pas ce qu’est l’épilepsie. L'examen du médecin est très rapide. Il me pèse, me mesure, me demande de suivre des yeux le mouvement de ses doigts puis termine par des petits coups de marteau sur mes coudes et mes genoux, ensuite il se dirige vers son bureau, prend place en face de ma mère, ou de mon père (ils m'accompagnent à tour de rôle), les interroge en des termes que je ne comprends pas et leur fait de nouveau les recommandations d'usage. Mon père ne pose pas de questions, ma mère en revanche parle à voix basse et tente d'extirper quelques renseignements au médecin peu bavard. Le langage de ce dernier est complexe, je ne parviens pas à savoir si j'ai quelque chose de grave ; le langage de ma mère est vague, je ne comprends pas quand elle me parle ; en quoi consistent les caractéristiques de ma maladie ? Je ne souffre pas, je ne ressens pas de troubles dans la tête ; ce sont les autres qui pointent du doigt mon manque de concentration pendant la classe ou à l'occasion d'une partie de jeu de société. On me dit que j'ai des absences mais je ne les sens pas. Le médecin a déconseillé à ma mère de parler à l'école de mon problème, les maîtres et maîtresses ne savent rien de ses absences et du fait que, quotidiennement, j'avale trois poissons rouge. Le matin, un comprimé de Dépakine© et de Zarontin©, le soir, un autre comprimé de Dépakine©. Il paraît que je suis tout le temps dans la lune. C'est possible. Peu de temps après la prise du Zarontin© je me sens mal. J'ai chaud et mal au cœur, je n'arrive plus à écouter ce qu'on me dit sans avoir envie de m'allonger ou de vomir. L'effet dure toute la matinée, ce n'est qu'après le repas de midi qu'il s'estompe. La classe me saoule, les voix s'emmêlent et je ne comprends rien à rien ; les informations sont trop nombreuses. Si je ne prenais pas de Zarontin©, peut-être ne serais-je pas malade ? Ma maladie est plus discrète que le médicament ; j'ai le sentiment de bouger au ralenti, j’étouffe sous mes vêtements comme si mon col roulé se resserrait. La température ne change pas, elle est la même dedans ou dehors. Mes tempes battent et je perçois le bruit du monde extérieur comme à travers deux oreillers plaqués sur mes oreilles. Ignorant tout de la maladie et de son traitement, j'imagine les désastres qu’ils causent à mon corps : Je visualise le trajet qu’effectue le Zarontin© de ma gorge à mon cerveau et panique à la moindre migraine. Le soir, à peine remise des effets secondaires, j'appréhende le moment où il faudra reprendre un comprimé, le matin vient trop vite. La nuit est peuplée d'affreux cauchemars dans lesquels j’avale mon propre corps ; au matin il semble que cela a pris des heures, alors, toute la journée je m'entraîne à ne plus déglutir. Assise derrière mon bureau d'écolier, ne comprenant rien aux consignes du maître, je tremble à l'idée que mon cerveau ne fonde ou se mette à bouillir. Une sorte de friture parcourt mon cuir chevelu et nourrit la peur que mon cerveau soit envahi de parasites. Le souvenir de mes rêves me suit tout le jour, je doute que mes yeux ne puissent glisser au fond de ma gorge et que des poils ne puissent y pousser, je crains que mes gencives ne recouvrent mes dents... Passant la langue dessus machinalement toute la journée je développe un tic... A mes angoisses s'ajoute bientôt la peur qu'on me repère et je passe à présent mon temps à tenter de les dissimuler. Je n'écoute pas ce qu'on me dit, répond aux questions mécaniquement, j'écourte les jeux et les conversations... Toujours à l'affut d'un lieu de repli je m'isole à la recherche d'occupations pour me concentrer. Enfin, profitant d'une accalmie je m'y consacre des heures entières.


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