Unica Zürn et la question du roman graphique, part.1

Ces notes ont été rassemblées après que le point final ait été apporté à La trahison du réel, éditions La boîte à bulles. En accord avec l'éditeur, Vincent Henry, nous avons souhaité en publier des extraits en annexe du livre, ainsi qu'étoffer certains passages susceptibles d'enrichir la réflexion sur l'œuvre de Zürn et, plus généralement, sur un art qu'on dit naïf ou brut. Nous rejetons cette stigmatisation des artistes, répertoriés selon les critères d'un art officiel qui n'a, selon moi, plus de légitimité. Ces notes, publiées ici dans leur intégralité, ont été d'abord consignées sous la forme d'un journal de bord...

Le 02 / 02 / 2016
Le roman graphique est le lieu de l’expérimentation narrative. La trahison du réel articule une masse de documentation, de textes, de photos d’archives avec la peinture ; cette dernière ne saurait être illustrative. Quant au texte, il n’a pas d’avantage pour rôle d’être illustré. Dés lors, comment construire une narration ? Travailler sur Unica Zürn nécessite d’expérimenter un autre rapport à la peinture, au récit, au vécu, et surtout, à la notion d'histoire...

Le 03 / 02 /2016
Je ne veux pas insérer de photos d'Unica, utiliser ses dessins et ses poèmes ; sans doute, et même si cela était nécessaire, je n’en aurais pas le droit à moins d’effectuer des démarches qui me répugnent ; mais au delà de ces formalités, mon problème est de reconstituer sa présence par un processus créatif qu’elle a expérimenté et que je peux, tout au plus, interpréter sans comprendre. Je ne cherche pas à raconter Unica Zürn mais à en faire l'expérience.

Le 05 / 02 / 2016
Mon projet ne s’amorce pas par l'écriture ou la construction d’un récit, mais bel et bien d’un portrait ; qui vise une expérimentation pure. Eprouver la liberté de créer, se défaire du cadre et de la synthèse ; observer le papier envahit par l’eau, regarder se dilater des tâches de couleurs, des lignes virer au flou ; ne pas accorder de valeur au doute, provoquer l’accident, intégrer les ratés ; accepter l’isolement, se remettre en selle chaque matin, avec une inspiration fraîche, malgré l’énorme ingratitude de la réalité… Tout cela fait partie de l’expérience Zürn, plus que le récit de sa vie.

Le 06 / 02 / 2016
Unica Zürn ne se raconte pas comme un tout, elle n'a pas écrit son histoire mais une diversité de fragments qui témoignent, de façon concrète, de l'impact de son imaginaire sur sa condition physique.

Le 12 / 02 / 2016
Je me suis détournée du livre et de la bande dessinée à la recherche d’une source d’inspiration toute autre. Je veux oublier l’objet fini, car il n’a pas de réalité.

Le 27 / 02 / 2016
Départ pour Hauterives, visiter le Palais Idéal.

Le 29 / 02 / 2016
Ce texte est publié dans l'album. Je rapporte ici un message adressé à Vincent Henry le 27 février 2019, car il en résume bien l'esprit.

Cher Vincent,
Notre conversation de tout à l'heure m'a fait réfléchir... Du coup je reviens sur ce que je tentais de te dire, maladroitement au volant, à propos de Cheval. Comme tu l'as compris, il est important de mettre ces artistes en rapport. Ces artistes qui, à première vue, n’ont rien de commun, hormis d’être qualifiés de « bruts » ou de « naïfs » : Unica Zürn, femme cultivée, écrivain, issue d’un milieu bourgeois... et Cheval, homme paysan, enfant sans instruction, adulte illettré... Ce rapprochement nous dit que l'œuvre d'une vie n’est jamais « naïve », pas plus qu’elle n’est issue de « l’inconscient », elle n’est pas « sans culture » ; l’illettrisme est une connaissance du monde et Cheval s'en est saisi comme Zürn s'est saisi de la schizophrénie. 
La résidence que je fais actuellement fait étrangement écho à cette histoire...
Je le résume ici avec toi car j’ai conscience d'être un peu "abrupte" dans mes constructions ; je ne soigne pas trop mes « dénivelés » et le lecteur peut parfois être pris de cours, sans doute.

Je t'embrasse,

Céline


Quand le passant rêveur
Contemple cette enceinte
Où ton labeur superbe
A vaincu le néant
Il cherche je ne sais qu’elle
Effrayante empreinte
Où puisse s’étaler une main de géant.
Car c’est ta récompense, ô Sculpteur gigantesque !
D’avoir réaliser ton rêve surhumain
Va, tu peux bien graver ton nom à chaque fresque
Hier c’était le labeur,
C’est la gloire demain !


Ecrit sur le Palais Idéal du facteur Cheval



Le 30 / 02 / 2016
« Dans le lieu même de la souffrance et de l’idée fixe, on introduit
une exaltation telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne et démoniaque – état merveilleux ! »
Henri Michaux – Epreuves, exorcismes, Gallimard

Le 20 / 05 / 2016
Le portrait est associé à la ressemblance, cependant, travailler d’après une photographie revient à faire le portrait d’un portrait, et ne présente pas beaucoup d’intérêt. Le portrait se fait d’après nature mais il est avant tout une dynamique, il ne peut pas se terminer, il se travaille tant que l'on cherche la vie dans le sujet ; c’est une exploration des mouvements intérieurs d'une âme et non des contours d'une figure, la recherche d’une compréhension des forces qui traversent un visage. L’attitude du corps est très rarement naturelle et il revient souvent au peintre de la déterminer.

Le 30 / 05 / 2016
Au fil de mes travaux j’ai appris à faire avec les manques et les lacunes, et si cet exercice m'a d'abord beaucoup angoissé, aujourd'hui il me plait particulièrement. Dans le cas de Zürn, je veux contourner son visage, si fascinant pourtant, pour éparpiller les signes qu’elle a laissé et tenter de reconstituer un ensemble qui porterait son nom. Seuls ses livres et ses dessins me renseignent sur elle.

Le 17 / 06 / 2016
Le personnage prend forme. Il gravite autour d’un noyau, un point de départ qui aurait pu être de toute nature : écrits, dessins, objets, adresses, correspondances, témoignages…
La folie d’Unica ne pourra être qu’une construction, l'auteur ne peut pas cerner et raconter une schizophrénie, la seule réalité que nous donne à voir Unica est l'imbrication concrète des signes qu’elle reçoit, de ses angoisses, de ses délires et de son époque.

Le 18 / 06 / 2016
« On ne délire pas sa petite histoire personnelle, on délire le monde. » 
Gilles Deleuze, ABCDaire

Le 19 / 06 / 2016
Ce portrait d’Unica Zürn est comme tous les autres, il n’est pas l’image d’un personnage isolé mais celui d’un monde, d’un espace- temps qui ne s’arrête ni aux dates d’Unica, ni à l’Allemagne nazie, ni à l’histoire de la schizophrénie, ni au surréalisme…

Le 24 / 06 / 2016
Je traverse une énième phase de doute. Les mêmes qui reviennent à chaque écriture d'un livre : où trouver le courage de tenir le cap, sans légitimité, de me camper depuis un point de vue et de n’en plus bouger, au risque de me tromper ? Aborder la schizophrénie en marge de la maladie, dans sa sensibilité, aux prises avec des réalités sociales et politiques… Qui suis-je pour parler de personnages que je n'ai pas connus, d'une époque que je n'ai pas connue, d'une pensée que j'ai peut-être simplement saisie par affect ?

Le 27 / 06 / 2016
Faire vivre Unica, imaginer un visage et un corps d’après son œuvre.

Le 01 / 07 / 2016
Atteindre à la ressemblance de case en case est d’un ennui mortel. Ce n’est pas ma problématique, des taches de couleur suffisent à donner des repères au lecteur. En revanche, la recherche de l’expression, au risque de s’éloigner du dessin précédent, inscrit le sujet dans la peinture et l’enracine dans un corps, autrement dit dans une réalité dramatique et non plus une narration visuelle et immédiate. Le texte est là pour amener un contexte à la peinture ; l’Histoire devient le support subjectif du portrait

Le 05 / 07 / 2016
La folie interroge la philosophie depuis presque trois siècles. La schizophrénie est relativement récente, elle a un peu plus de cent ans. Au cours des soixante dernières années, le taux de schizophrènes dans la population n’a pas baissé, alors qu’on ne cesse de parler des progrès de la psychiatrie...

Photo : Mehdi Benaïssia



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