Cécile part.4 et fin
A présent que Michel est interné à L’EPHAD, toutes ses
affaires sont rangées chez Cécile, soigneusement, dans des cartons stockés au
garage. Elle hérite de ses vieux vêtements, de ses papiers administratifs, de
ses boutons de manchettes que le temps a écaillé, de ses bérets, des photos de
sa femme... Curieusement, Michel n’en a conservé qu'une seule, épinglée au
milieu de la multitude de photos de lui-même et qu’il a plaisir à regarder
agrandies aux murs de sa chambre. Comme je travaille sur La Trahison du Réel
j’interroge Cécile sur les documents qu’elle aurait pu trouver sur la vie de
Michel : a-t-il laissé des écrits, des dessins ? Il était question à une époque
de son goût pour les crayonnés, la fabrication de maquettes en allumettes,
l’écriture...
- Oui, me dit Cécile, il a laissé une lettre.
- Ah ! Oui ! Je peux la voir ?
- Non, je l’ai jetée.
- Jetée !? Mais comment !? Où ? Il faut la récupérer !
- On ne peut pas, je l’ai brûlée. — Je crois n’avoir jamais
rien entendu d’aussi irréel —
- Mais enfin ! Pourquoi ? Quelle idée t’a prise ? Que disait
cette lettre ?
- Je ne sais pas, je ne l’ai pas lue, cette histoire est
trop dure, me confie-t-elle. — Je tente, difficilement de contenir ma colère :
- Enfin, bordel ! Il se farcit quatre-vingt ans d’abandon,
d’humiliations, quarante ans d'internement et il écrit une lettre dans sa vie,
une seule, dans laquelle il parle de lui et toi tu n’as pas le courage de la
lire !? Et tu la brûles ! J’aurais pu la lire moi ! Je t’aurais raconté... ou
pas ! Enfin merde ! Tu gardes ses boutons de manchettes en plaqué or dont tout
le monde se fout et tu brûles sa lettre... C’est dingue ! C’est pire que la
vraie mort ! Non ?
Un douloureux silence s'installe puis Cécile conclut :
- Je m'en veux... Mémé était pareille, elle jetait tout.
Un vide incommensurable se creuse une fois de plus entre son
existence et la mienne, comme s'il était l’histoire de ma vie : Une impossible
unité, la quête vaine d’une cohérence, le désir enfantin de découvrir en ce
monde un trésor enfoui. Dans cette famille on brûle, on déchire, on ne parle
parle pas, on repousse les drames dans les marges de la vie quotidienne et les
corvées de tous les jours. L’histoire de la famille continue de partir en
fumée, comme un feu de forêt que les générations ne parviennent pas éteindre.
Mon cousin aussi était schizophrène, suicidé au volant de sa voiture lancée à
toute vitesse contre un platane... le neveu de ma mère, la sœur duquel avait
été adoptée par le second mari de ma tante, elle-même chassée de la maison pour
avoir fait un enfant hors-mariage... Tout a été détruit avant sa mort : photos,
actes de naissances, livrets de famille... Ma tante a tout détruit avant de
mourir, y compris l’histoire de son premier enfant, une fille baptisée du nom
de Cécile qui vit, encore aujourd’hui, avec le mystère de sa naissance... De
mon cousin suicidé il ne reste qu’une photo, enfant, souriant près de sa sœur
adoptive à qui il a livré ses secrets et confié son projet de mourir avant que
leur mère ne rentre des courses...
Aujourd’hui Michel est trop diminué pour parler de tout ça
et il n’en a pas envie. Lui même n’a pas de récit à proposer, à part des
bribes, éparses, qu'il ressasse et le submergent par temps gris. Ma mère ne
cesse de me recommander de ne pas lui parler du livre que j’écris, mais ce
n’est pas mon intention ; d’ailleurs je doute que le surréalisme berlinois
d’après-guerre intéresse beaucoup Michel... L’angoisse devance les mots et
demeure hors de toute rationalité. La peur de dire avant-même de penser. Voilà
qui, pour écrire, constitue le handicape ultime ; le dépasser relève de
l’endurance, d’une confiance aveugle en un possible dont on n’est jamais sûr
qu’il puisse s'incarner un jour. Cette confiance est du domaine du pari, de
l’irrespect, du refus acharné de l’isolement dans lequel on a grandi, du besoin
de fabriquer l’objet qui nous appartient.
Michel. Dessin Céline Wagner
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