Libres !


Jeffrey Epstein risquait 45 ans de prison pour avoir abusé sexuellement de femmes et jeunes filles mineures pendant plus de quinze ans. Il aurait dit lui même en avoir consommé des milliers. Ce trafic et cette consommation gargantuesque d’êtres humains, au sein d'une communauté de milliardaires, n’auraient pas été possibles sans l’aide des plus hautes administrations américaines et autres hommes d’affaires à travers le monde ; peut-être même en France où une enquête vient d’être ouverte par deux ministres (voir ici).
Julian Assange risque 175 ans de prison pour avoir rendu publics des crimes de guerres et des guerres illégales, notamment en Irak et en Afghanistan (voir ici).
Quand bien même on s’obstinerait à chercher des poux à Assange pour le discréditer auprès de ses soutiens, ou encore pour motiver les raisons de ne pas le défendre, je doute que la quantité de parasites dénichés soit en mesure de justifier les 130 années d’incarcération potentielles qui le sépare de la peine encourue par Epstein.
Aujourd’hui nous apprenons que dans les prisons américaines les plus sécurisées, chargées d’empêcher les détenus de se donner la mort, il est possible d’aider le suicidé à nouer la corde à laquelle on le trouvera pendu au petit matin. Rien de très étonnant en réalité, il y a fort à parier qu’Epstein lui-même n’a jamais pensé sérieusement être protégé en prison. Il connaissait mieux que personne ses partenaires de luxure, leur puissance financière, leur pouvoir au sein de la justice et de l’Etat, les risques qu'une telle affaire soit révélée au public un jour...
Mais enfin, nous nous sommes étonnés, malgré tout, et avons accusé le choc. D’abord parce qu’on ne peut pas se réjouir ouvertement de la mort d’un homme, même pourri jusqu’à l'os ; la mort d’un coupable demeure un échec pour une société. Pour les victimes en premier lieu, privées du procès qu’elles attendaient, et pour nous, aussi, à qui l’on démontre par A+B que l’incarcération hautement sécurisée ne fonctionne pas. On s’en doutait, mais vaguement et pour cause : concernant la majorité des gens il est très efficace. Avec Epstein, on touche du doigt qu’une fois les puissants mis en cause, au premier rang des risques d’éclaboussures, il fonctionne beaucoup moins bien.
On peut comprendre que la défense proche d’Assange, (non seulement sa mère et son père, mais également ses amis et collègues de longue date, tout comme ceux qui ont suivi ses pas, hackers militants et journalistes frondeurs), soient très inquiète de le voir extradé vers les Etat-Unis. N'importe qui pourrait les rejoindre sur ce point car aujourd'hui Julian Assange n’est plus seulement un citoyen, un fils, un père... il est un aujourd’hui un symbole précieux qui rassemble autour de lui des défenseurs des Droits de l’Homme de tous horizons. Ces mêmes droits ressemblant à la dernière utopie encore debout, mobilisant quantité de citoyens, du pigiste à l’expert de l’ONU, du lecteur de la presse papier au twittos chevronné, de l'artiste de rue à l'intellectuel public... Tous ceux qui, de près ou de loin, avec des niveaux de pouvoir variés, veulent croire qu’il est encore possible de sauver une forme de vérité et avec elle une liberté de penser. Ils sont nombreux.
Ce qui est plus difficile à comprendre sont les arguments de ceux qui tournent le dos à la question des traitements réservés aux lanceurs d'alertes et, à travers eux, au sort d'Assange. Il suffit de se documenter un peu pour comprendre qu’Assange n’a rien fait qui mérite 175 ans de prison. Et la plus grande menace à son encontre venant des Etas-Unis vient d’être démontée par le juge américain, John Koeltl. Assange est couvert par le premier amendement (voir ici) et il n’a violé personne (voir ). Aussi, ne pas le défendre est une position de plus en plus inconfortable et relève même d’une certaine inconscience.
D’abord, il va falloir la justifier auprès de ces millions de citoyens utopistes qui veulent croire qu’un monde juste est possible. Mais surtout, il va falloir que les détracteurs d’Assange, journalistes et autres, trafiquent un discours pour nous faire croire que nous pouvons changer la donne, rétablir la transparence, retrouver confiance en les dirigeants et la justice… Je leur souhaite bon courage.
En effet, quelle victoire pouvons-nous espérer remporter dans un avenir proche si nous sommes impuissants à sauver la peau d’un homme qui a créé une plateforme numérique pour rendre possibles les cris des lanceurs d’alertes ? Une plateforme sur laquelle tout citoyen, protégé par l’anonymat, peut se libérer d’une vérité trop lourde à porter pour lui/elle seul(e), parce qu’elle concerne l’ensemble de l’humanité ? Julian Assange n’a pas seulement édité des fichiers classés secret-défense, il a aussi compris toute la mécanique rendant internet et son progrès possibles et exponentiels, pointé les industries à l’origine de sa croissance et qui financent son développement, qui bénéficient en premier lieu de ses possibilités technologiques ; il a compris, et dit, que cet écran gigantesque de liberté fictive dissimule des manœuvres insoupçonnables permettant la libre circulation des flux financiers servant les quelques milliardaires de la planète, et que cette mécanique est protégée par le système démocratique.
Le nœud est à la source, à la sortie du tuyau plus rien ne ruisselle. Si Assange et ceux qui avec lui dénoncent cette réalité ne bénéficient pas de la protection des États, capables d’opposer à l’acharnement du gouvernement américain une forme de justice, que pouvons-nous espérer gagner demain pour le climat, la place de l’Europe dans le monde, la répartition des richesses, la justice sociale… ?
La sècheresse n’est pas seulement climatique, aujourd’hui elle atteint nos rêves, nos engagements, notre confiance en la démocratie, notre solidarité. La démocratie ressemble à ces personnages aux yeux fixes et aux sourires figés qui déambulent dans les parcs d’attractions, de La Foire du Trône à Disney Land.
Le plus difficile est de ne pas tout envoyer balader et tourner le dos à ce monde en déconfiture ; garder dans un coin de sa tête un idéal collectif est un combat quotidien. Cet idéal de société, une musique le réveille parfois quand nous fermons les yeux. Il fait vibrer les artistes et avancer les jeunes, se rassembler les gens devant l’injustice sociale. Il y a encore des hommes et des femmes prêts à passer des années en prison, la tête haute, pour dire au monde entier que tout n’est pas perdu, que les puissants ne sont pas immuables et notre impuissance non plus. Les défendre comme nous-mêmes est du bon sens, tout simplement.
Voir également blog Mediapart : https://blogs.mediapart.fr/celine-wagner/blog

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